«Ma conversion au sacré s'est faite en plusieurs étapes. Ce ne fut pas une révélation brutale et soudaine ; plutôt une succession de moments à la fois intimes et universels, un cheminement dans le temps vers des fragments de sacré, une compréhension de quelque chose qui nous précède et qui nous suit, qui en tout cas nous dépasse. Je dirais aussi que, dans mon cas, j'ai reçu le sacré comme on reçoit la foi. À un moment précis, le sacré a fini par s'imposer dans mon existence. Était-ce le fruit du hasard, ou était-ce un événement déjà inscrit en moi ? Impossible à dire. Une chose est sûre?: la vie s'en est mêlée, et depuis, tout a changé.»
Sonia Mabrouk, Reconquérir le sacré, Editions de l'Observatoire, mars 2013.
Extraits
Loin de toute considération divine, le sacré n’est pas uniquement religieux et encore moins mystique ou à caractère spirituel. Comme l’a théorisé Émile Durkheim, le fondateur de la sociologie française, les choses sacrées, même si elles sont au cœur de toute religion, ne font pas nécessairement allusion à une force surnaturelle comme Dieu ; elles peuvent aussi s’appréhender au travers d’objets, de monuments, de croix ou de drapeaux. Le sacré représente ainsi tout ce qui fait le lien au sein de la société, de sorte qu’un athée peut ressentir et être traversé par un fluide sacré sans adhérer à un quelconque dogme.
Relevant essentiellement de l’intériorité, le sacré n’est donc pas forcément d’essence religieuse. Il peut parfaitement revêtir un caractère laïc et civil en s’incarnant au travers de la contemplation de la nature, de monuments, de bâtiments, de lieux, de cérémonies, de commémorations ou encore de chants. Toutefois, notons qu’il reste difficile de séparer, par une frontière étanche, le sacré du religieux. Durant des siècles, le sacré a été éminemment religieux. Tout cela laisse bien évidemment des traces indélébiles. Ce sont essentiellement les travaux de Georges Bataille et de Michel Leiris qui permettront d’appréhender le sacré païen en dehors du triptyque religion, patrie, morale. Les deux amis décrivent un sacré athée ou immanent à la portée de tous et présent dans notre vie quotidienne.
Une mise à l’écart inquiétante
Depuis trop longtemps, nous l’avons tenu à l’écart de nos sociétés modernes, au point que nous nous interdisons de le convoquer par crainte ou par honte d’être jugé. Cessons ce mouvement mortifère de désacralisation du monde occidental. Croyons de nouveau en un sacré collectif. Nous avons, à tort, refoulé cette notion essentielle à la vie de toute collectivité, comme si, dans l’Occident européen, le sacré nous avait été confisqué. Nous ne nous rassemblons plus qu’autour de simulacres de sacralité et d’absoluité, comme par exemple les grands événements sportifs. Une finale de Coupe du monde de football, aussi importante et passionnante soit-elle, ne peut pas tenir lieu d’événement sacré. Or, seuls ces grands rendez-vous permettent encore de nous unir pour un temps. C’est particulièrement inquiétant. Nous sommes en train de remplacer le sacré par le profane. Il est urgent de mettre fin à ce mouvement dévastateur. Dans nos sociétés de plus en plus liquides, il est impératif de renouer avec un sacré revigoré. Nous ne pouvons vivre sans sacré. C’est l’un des sujets, sinon le sujet névralgique de notre siècle.
Il n’y a rien de plus sécurisant que de savoir qu’il existe des interdits et des limites à ne pas franchir, ou sinon la sanction tombe tel un couperet
Renouer avec les interdits et les rituels
Toutefois, le sentiment du sacré ne représente pas une voie facile. Il est souvent source d’interdits, de règles, de conflits, voire de grande violence. Il est défini par Régis Debray comme «tout ce qui légitime le sacrifice et interdit le sacrilège». C’est à l’origine la grande thèse de René Girard et du sacré primitif, source de déchaînement de violence. Aujourd’hui, le sacré nécessite une rupture et une acceptation de ce qui est interdit. À ce titre, la phrase-slogan de 1968, «Il est interdit d’interdire!», a fait beaucoup de mal à notre société, car elle donnait l’illusion que plus rien ne devait être sanctuarisé et protégé, ce qui est totalement faux, et surtout terriblement destructeur pour notre culture et notre civilisation.
Il n’y a, au contraire, rien de plus sécurisant que de savoir qu’il existe des interdits et des limites à ne pas franchir, ou sinon la sanction tombe tel un couperet. Respecter l’interdit génère du confort, et non pas des frustrations et des empêchements comme certains idéologues veulent encore nous le faire croire. Le sacré est certes producteur d’interdits et de violences, toutefois, tout est affaire d’équilibre à trouver. Trop se frotter au sacré conduit à un cycle de violences inhérentes à la nature humaine. À l’inverse, chercher à s’en éloigner est synonyme de chaos et de malheurs. C’est tout le caractère complexe et ambivalent du sacré qu’il s’agit d’apprivoiser pour éviter la désintégration. Comme le dit le neuropsychiatre Boris Cyrulnik: «Quand le rituel ne peut pas s’instaurer, la violence fait irruption.» Sachons alors retrouver cette harmonie des rituels. Pour l’heure, nous en sommes encore à nous méfier du sacré, à le repousser en dehors de nos vies. Nous sommes devenus en quelque sorte des amputés du sacré. Mais comme ces membres fantômes que ressentent les blessés, nous sentons bien que quelque chose nous manque.
Le sacré ne se vend pas, ne s’achète pas
Mon premier souvenir remonte à l’enfance. Cette imposante bâtisse construite à la fin du XIXe siècle m’avait toujours impressionnée. De style byzantin mauresque, surplombant la baie de Carthage près de Tunis, la cathédrale Saint-Louis n’était plus un lieu de culte depuis 1963. Transformé en un lieu de culture pour accueillir d’innombrables expositions et concerts, le bâtiment a toujours conservé, à mes yeux, un caractère hautement mystérieux. Les rares fois où j’ai pu assister à un événement sous les multiples vitraux décorés de figures et d’arabesques, je l’ai vécu comme un blasphème. Le mot est à peine exagéré, tant j’estimais que ce lieu devait renfermer à tout jamais le souvenir de saint Louis, roi de France, mort à Carthage en 1270. Les concerts de musique qui s’y tenaient, fussent-ils magnifiques, contribuaient, de mon point de vue, à détourner l’âme de ce lieu. J’avais pour ma part une relation quasi charnelle, un lien organique avec cette cathédrale. Cet attachement allait bien au-delà du simple attrait esthétique ou spirituel que m’inspirait le monument. Comme si certaines pages du feuilleton de ma vie étaient gravées dans ses pierres et sa voûte en berceau nervée. Ce lien qui m’unissait à la bâtisse relevait davantage de l’ordre du cœur que de la raison ou de l’esprit…
La Ghriba, la cathédrale Saint-Louis, les mosquées d’où surgissent l’appel du muezzin, la crypte du Mont Valérien, tous ces lieux délimités par des murs ou des frontières représentent autant de terres d’où s’échappent des fragments de sacré, d’invisible
Cette même expérience intime se manifeste aussi lorsque, chaque année, résonnent les cérémonies du 18 Juin au Mont-Valérien. Dans ce haut lieu de la mémoire nationale, je retrouve une résonance familière. Comme l’écrivait Pascal, «Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé». Le sacré que l’on cherche est en réalité déjà en nous. Nous parcourons des milliers de kilomètres à sa recherche alors qu’il est juste là, en nous, tel un souvenir enfoui qui s’est peu à peu fossilisé avec le temps. Saint Augustin ne disait pas autre chose dans ses Confessions: «Tard je T’ai aimée, Beauté ancienne et si nouvelle ; tard je T’ai aimée. Tu étais au-dedans de moi et moi j’étais dehors, et c’est là que je T’ai cherchée.»
La Ghriba, la cathédrale Saint-Louis, les mosquées d’où surgissent l’appel du muezzin, la crypte du Mont Valérien, tous ces lieux délimités par des murs ou des frontières représentent autant de terres d’où s’échappent des fragments de sacré, d’invisible. Ce sacré familier peut être religieux ou laïc, et même athée. Je n’associe pas le sacré au divin, ni au surnaturel,et j’aurai l’occasion de l’expliquer tout au long des chapitres de ce livre. Dès lors, il suffit d’être attentif pour percevoir ces fragments. Nul besoin de croire pour se convertir au sacré. Il suffit d’entrer dans un domaine imbibé d’intouchable et d’absolu, où ce qui est sacré n’est pas monnayable, contrairement à tous les biens marchands qui nous entourent. Le sacré ne se vend pas, ne s’achète pas, il est impossible d’en fixer une valeur et encore moins un prix.
Vigueur de l’islam et effacement chrétien
Il existe aussi en terre d’islam une vigueur du sacré à travers son acceptation politique. Tandis que les pays occidentaux tournent autour sans vraiment oser s’en emparer, le sacré est, au contraire, appréhendé comme un puissant objet politique dans de nombreux pays musulmans. En transformant en mosquées Sainte-Sophie et Saint-Sauveur-in-Chora, Recep Tayyip Erdogan ne cherche pas uniquement à se placer comme le chef de file des musulmans à travers le monde ; le leader turc veut aussi s’approprier un sacré qui résonne bien au-delà des seuls croyants de la religion musulmane. Saint-Sauveur-in-Chora, ancienne église byzantine du Ve siècle, transformée en musée - et donc désacralisée - en 1958, est ainsi pleinement redevenue un lieu de culte par la main et la volonté d’Erdogan.
Erdogan, qui contrôle les robinets stratégiques des flux migratoires, veut imposer sa loi et sa foi sur la civilisation chrétienne
La reconstitution du patrimoine religieux et sacré est le socle du projet, ou du récit national que veut tisser Erdogan. Par cette conversion, il poursuit sa révolution religieuse et sacrée, une révolution essentiellement politique. Souvenons-nous des mots prononcés par le président turc lors de la conversion de Sainte-Sophie en mosquée. Il fut question, dans son discours enflammé, de reconquête, de nation, de sacré et d’avenir pour mieux se venger et pour définitivement enterrer la période et la république d’Atatürk. En déclarant à la télévision, lors de la conversion de Sainte-Sophie, que «la Turquie s’est débarrassée d’une honte», il envoie un message à tous les musulmans, bien au-delà du seul peuple turc, affirmant que l’Orient est de retour, et à travers lui, l’islam. Ce faisant, Erdogan se fait le porte-drapeau de la reconquête néo-ottomane qui est à la fois religieuse, spirituelle, politique et militaire.
Quand sonnera le réveil de l’Occident?
Devenu l’homme fort de l’Orient, et donc de l’islam, Erdogan, qui contrôle les robinets stratégiques des flux migratoires, veut imposer sa loi et sa foi sur la civilisation chrétienne. En cela, il personnifie le choc des civilisations tel que théorisé par Samuel Huntington. Son projet, à peine voilé, consiste à effacer les traces de la présence chrétienne dans la Turquie contemporaine. Pour atteindre cet objectif, Erdogan peut compter sur l’inertie de l’Occident. Ayant compris depuis longtemps que la force d’une civilisation ne tient pas tant à son économie ni à sa puissance militaire qu’à l’intensité avec laquelle elle porte le sentiment du sacré, le président turc mise d’abord sur la faiblesse intrinsèque de l’Occident, incapable d’incarner sans honte un redressement spirituel. Comment pouvons-nous ainsi laisser les choses empirer? Quand sonnera le réveil de l’Occident? À quel moment allons-nous sortir de ce coma spirituel?
Nous avons charnellement besoin de renouer avec notre nature spirituelle. Nous en avons d’autant plus besoin que le sacré est aussi une arme utilisée contre nous par les islamistes. Les assassinats terroristes qui nous ont durement frappés depuis ceux de Mohammed Merah se drapent dans le sacré pour mieux masquer la froide mécanique de la haine. C’est bien de notre faiblesse religieuse et spirituelle que se nourrissent les islamistes, pour proposer un contre-discours audible appelant à la guerre et à la destruction d’une culture et d’une civilisation à leurs yeux déjà déliquescentes. Autrement dit, le sacré ou l’absence de sacré en Occident sert de matrice principale à la propagande islamiste, de sorte que la prochaine civilisation dominante pourrait être la civilisation islamique, non pas tant par le nombre et la démographie, mais par la croyance en un sacré salvateur. Certes, l’islam est lui-même en crise, avec de fortes tensions en son sein du fait de la gangrène islamiste ; toutefois, la plus grande menace pour les civilisations reste l’absence de verticalité, et donc de projet commun, qui permette de nous élever au-delà de nous-mêmes et de notre ego. Cette atrophie du sacré est en train de miner l’Occident.